*** Retranscription du podcast***
Pourquoi commencer cette série de podcasts sur les évidences de l’ordinaire, sur les mots ? Tout simplement parce qu’ ils sont ordinaires et ils sont là comme des évidences. Que ça soit les actus sur notre page Facebook, le JT à la Tv, à la radio… Les médias sont présent dans notre quotidien. C’est à travers eux qu’on se fait une idée du monde qui nous entoure. C’est eux qui filtrent la réalité pour nous permettre de la comprendre. Et c’est à partir de ce qu’on entend que l’on va se faire un avis sur notre monde, et parfois même prendre position.
Mais est-ce que les mots influencent vraiment notre façon de voir le monde ?
J’ai tendance à croire que si les politiques et les grosses entreprises dépensent des sommes astronomiques en conseillers en communication, c’est qu’il doit y avoir un impact sur nous et sur notre façon de réagir.
Ces conseillers leur apprennent à maîtriser la langue de bois, mais surtout créent des expressions, des éléments de langage qui servent à cacher ou déformer la réalité.
qu’est ce que la langue de bois ou la novlangue ?
La langue de bois sert surtout à éviter les problèmes et à éviter de dire la vérité. On utilise donc des phrases qui ne veulent rien dire, qui permettent de répondre aux questions mais sans jamais aborder le fond du sujet. Sur ce sujet, je vous conseille les conférences Gesticulées de Frank Lepage. Il vous apprend à maîtriser la langue de bois comme un pro en 2 minutes. C’est drôle mais surtout très instructif.
Le concept de Novlangue, entré dans l’usage aujourd’hui, vient du livre « 1984 » de George Orwel. Ce mot désigne le vocabulaire destiné à cacher, déformer une réalité pour éviter les critiques.
Petit jeu
Je me suis amusée à vous faire un JT fictif. Votre défi, identifier tous les mots suspects que j’y ai glissés.
Avant de l’écouter, sachez qu’ ici, je ne juge pas les journalistes ou les médias. C’est surtout un système que je questionne. Tenter d’expliquer la réalité derrière des mesures prend du temps, des recherches, et dépasse les deux minutes souvent allouées aux infos.
J’ y ai intégré 11 mots de novlangue que nous allons décoder ci-dessous.
Réorganisation de la masse salariale, dégraissage, plan de sauvegarde de l’emploi et remercier un collaborateur.
Ceux-là, ils ont tous a peu près la même signification. Il veulent tout simplement dire licencier des personnes, des travailleurs qui se retrouveront sans ressources. Pour éviter cette image gênante, on déshumanise. Si je suis chargée de communication chez Pompix, c’est évident que je vais essayer de minimiser l’impact des licenciements. Je vais donc utiliser un vocabulaire qui atténue et qui rend même ça positif. Et envoyer le communiqué de presse avant que les journalistes n’en parlent avec leurs propres mots.
Regardons la suite des mots choisis.
Cela fait gestionnaire, et réorganiser c’est bien, non ? C’est comme le mot “assainir” qui est utilisé un peu de la même façon, qui ne voudrait pas rendre sain ? La technique : utiliser un mot qui sonne positif pour faire passer quelque chose qui l’est beaucoup moins.
J’ai été chercher sur google pour voir quelle était la définition proposée et la voici : « Allègement des frais notamment par le licenciement du personnel ». On compare les travailleurs à de la graisse malsaine don’t il faut se débarrasser. Ouawww. On est un à niveau au dessus de la déshumanisation là.
Et remercier, c’est chouette être remercié. À la base, pour moi, c’est un des plus joli mot de la langue française “MERCI”. Utilisé de cette façon, il devient vraiment horrible… J’aurai tellement aimé que personne ne le salisse de cette façon…
C’est une jolie technique qui consiste à dire exactement l’inverse de la réalité comme “Le ministère de la paix” dans le livre 1984 (il s’occupe en réalité de la guerre). On a aussi eu la « croissance négative » pour parler de la récession. Merci mesdames et messieurs les conseillers en communication !
Avec le mot collaborateur, Il n’y a plus de patrons et de travailleurs. Cela gomme complètement le lien hiérarchique. Pourtant ce collaborateur-là doit obéir aux ordres, souvent sans avoir son mot à dire, et encore moins quand il se fait virer. Il y a aussi le mot « partenaire » dans le même goût, comme si on était sur un pied d’égalité.
Deuxième info : coût du travail, modernité, réforme et flexi-job.
Réduire les coûts du travail, cela signifie souvent alléger les « charges sociales » et qui ne voudrait pas alléger une charge. En fait, alléger les charges sociales, cela vient à réduire de façon détournée le salaire du travailleur. Oui, parce que cette charge est en fait une cotisation. Cette « cotisation sociale », c’est ce qui permet en cas de problème : accident du travail, maladie, licenciement… d’avoir accès à la sécurité sociale. Tout le monde récupère de ce pot commun, quand il va chez le médecin, pour un accouchement… On peut parler d’un genre de « salaire différé » ou encore mieux de la « part socialisée du salaire ». Et donc ces charges à alléger, c’est dans le portefeuille des travailleurs qu’on va les chercher. Le mot cotisation a été gommé des médias. Les charges se sont imposées partout. Et ont comprend bien, que c’est pratique pour éviter les protestations. Ce que je viens de vous donner c’est la vision de ceux qui défendent les travailleurs. Mais les travailleurs ne diffusent pas de communiqués de presse. Nous n’avons donc de façon logique qu’un angle d’approche et pas le deuxième.
La modernité, c’est quoi ? Ce mot est connoté très positivement. Ici, cela s’accompagne d’alléger le coût du travail pour augmenter la compétitivité. Et si on est pas d’accord, hé bien on est archaïque ou pire…. Un synonyme de modernité “s’adapter au 21 ème siècle” que je viens de lire sur les actus de google. Même principe, s’adapter mais avec quel point de vue sur le monde, uniquement économique ? C’est trop souvent le cas.
Même principe pour le mot réforme normalement le but d’une réforme est de changer pour un mieux, mais quand la réforme devient vitale ou indispensable, cela commence à puer. Souvent, aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse qui se cache derrière pour le citoyen ou la citoyenne.
Oh ça à l’air chouette, ça sonne bien. On se dit qu’on pourra faire un petit job, à notre convenance, qui nous rapportera un peu de sous. On a deux mots là-derrière.
Flexibilité ; je me souviens que la flexibilité avait été présentée comme positive pour les travailleurs. Hum, en vrai, il doit être flexible pour entrer dans des cases imposées… parce qu’il y a tellement de demandeurs d’emplois derrière, que si t’es pas d’accord on te remercie…
Et job, on pense à job d’étudiants, petits jobs… On sent bien qu’on ne parle pas d’un véritable emploi…. Avec cette vision le “ job job job” de notre ancien premier ministre fait un peu peur. C’est quoi la modernité en fait ?
Notre façon de parler ne reflète pas juste la réalité, elle présente une vision du monde, elle peut aider à faire accepter un point de vue, le rendre normal, gommer des réalités et pire créer une autre réalité… Il y a beaucoup de mots qui déshumanisent, nous mettent à distance de la réalité humaine. Un bel exemple est l’acronyme SDF. Là encore c’est intéressant « Sans Domicile Fixe ». La personne a donc un domicile mais il n’est pas fixe, cela atténue grandement la réalité, non… ( une version encore froide de dire les choses) la vraie version, souvent, c’est une personne qui dort majoritairement dehors été comme hiver.
Et ce qui est super important est que celui qui impose son vocabulaire a déjà en partie gagné car il est sur son terrain.
Qu’est ce que cela change concrètement ?
On est abreuvé d’info tous les jours. Et les mots passent souvent en douce, on les écoute d’une oreille… on a clairement pas le temps de s’arrêter et de décortiquer.
Mais juste prendre un peu de recul, et pouvoir regarder un peu plus en profondeur, fait qu’on ne se laisse plus berner et ça c’est un sentiment agréable. Ah tiens, là on essaie de me manipuler ! …
Cela fait plaisir aussi d’écouter certains journalistes et de reconnaître ceux qui choisissent leurs mots et qui font un travail de résistance. Dans l’idéal, ils devraient donner tous les points de vue en cause dans une info, normalement c’est ça le travail de journaliste. Pas du fast food de l’info. Mais c’est aussi un métier précaire qui subit un système.
je fais quoi avec tout ça ?
- Au quotidien, on peut être un “résistant des mots”. On peut reformuler ce qui nous est dit. « Un progrès ? non, pour moi, c’est un recul social ».
- Rappeler l’existence des personnes derrière les mots déshumanisant. « Dégraissage ? Ce sont des personnes qui vont se retrouver au chomâge ».
- Choisir les formulations qui nous semble juste.
Et ce n’est pas qu’envers les autres, nous mêmes dans notre tête, cela peut-être intéressant de reformuler ce que disent les médias, pour garder notre part humaine, garder notre propre vision des choses.
Pouvoir décrypter, choisir les mots que l’on utilise, c’est un moyen de résister et de transmettre la vision du monde que nous avons choisie. Elles sont multiples, nous n’avons pas toutes et tous la même, et c’est ça qui est intéressant.
Au final, l’impression d’être davantage en accord avec ses valeurs, c’est une impression agréable.
SOURCES
Starquit, Olivier, Des mots qui puent, Editions du Cerisier, 2018, 171 p.
Frank Lepage, conférence gesticulée Incultures, 2006 [http://www.scoplepave.org/]
Le stagirite, chaîne Youtube, LDB#9, Le pouvoir des mots, spécial langue de bois, consultation septembre 2019.